Publié initialement dans la revue CentraleSupélec Alumni
Virtualisation des relations, mercenarisation, redomestication du travail, la crise transforme durablement l’entreprise, avec une profondeur que l’on sous-estime probablement. La Nouvelle Entreprise y succombera-t-elle ou peut-elle y trouver des opportunités pour accélérer ?
Bien avant le Covid-19, le destin des entreprises de nouvelle génération n’était pas un long fleuve tranquille. D’abord, parce qu’elles restent marginales ; rappelons qu’à l’échelle mondiale, ce sont encore les modèles d’entreprise traditionnels qui créent la quasi-totalité de la valeur. Ensuite, parce que cette nouvelle entreprise qui horizontalise, autonomise, agilise, euphorise, inclut, donne du sens, sert toutes ses parties prenantes prend racine dans le progressisme et pourrait subir les mêmes affres que le courant politique qui l’inspire : de violentes turbulences face au retour du populisme et de l’illibéralisme qui nous rappellent que le sens de l’histoire, y compris pour les organisations du travail, n’est pas une autoroute du Nevada.
Face à ces débuts prometteurs mais limités, la crise du covid-19 pourrait changer la donne. D’une part, la médiatisation des relations de travail (télétravail) procure des gains de productivité décisifs qui vont encore s’accroître avec l’avalanche de nouvelles technologies digitales, auxquels le bureau et la présence ne pourront longtemps résister. D’autre part, la redomestication du travail va remodeler profondément la mobilité professionnelle, le rapport au travail, l’habitat et pourrait conduire à un scénario « localiste » dans lequel de nombreuses vertus sociales et psychologiques de l’entreprise seront transférées vers les activités extraprofessionnelles du lieu de vie, achevant ainsi un mouvement où le travail perd sa centralité et nos existences deviennent de plus en plus polycentriques.
Pour quel impact sur la nouvelle entreprise ? La distancialisation de l’économie fait d’abord peser des menaces sur celle-ci : individualisation, plateformisation, mondialisation des compétences, érosion des collectifs et des solidarités au travail. La notion de « commun » qui est au cœur de l’innovation organisationnelle est fortement rudoyée par la distance. Et les téléactivités pourraient plutôt créer des entreprises certes agiles, apprenantes et en réseau mais des réseaux de mercenaires, individualisés, reclus, se vendant au projet le plus offrant, accélérant l’archipellisation de la société.
Toutefois, cette crise lui ouvre également de formidables opportunités. La distance exige la co-responsabilité et la confiance et s’avère donc être un puissant accélérateur de transformation managériale. Car manager – au sens littéral de mettre en mouvement – à distance, c’est chercher à faire émerger une envie, une implication, autrement que par le contrôle, la pression des pairs et les rituels. Par ailleurs, la distance rend la présence encore plus désirable et cette crise va probablement accoucher d’organisations hybrides qui vont réhabiliter d’une part le travail individuel et asynchrone sur des temps longs, sans le brouhaha d’une entreprise plus bavarde que coopérante et d’autre part de vrais temps présentiels de qualité où l’on exprime ce que nous avons de plus humain : imiter, partager, relationner, débattre, intuiter, etc.
Cette crise peut donc achever certains archaïsmes managériaux, rendre l’entreprise plus désirable et plus durable, à condition de donner du sens à la distance et de la saveur à la présence. Voilà comment la crise du Covid-19 peut accélérer l’essor éminemment souhaitable des entreprises de nouvelle génération.